Un jeune étudiant Africain débarque au Québec. Il tombe amoureux d’une fille du coin, blanche et avant-gardiste. La fille tombe enceinte. La mère de la fille n’accepte pas l’idée de devenir la grand-mère d’un petit bâtard au teint foncé. C’était la toute première violence subie en raison de la couleur de ma peau, je n’étais encore qu’un embryon.
Trois option : l’avortement, poursuivre la grossesse et envoyer le bébé dans la famille en Afrique ou poursuivre la grossesse et confier le bébé aux Sœurs du Bon-Pasteur à Québec (elles dirigeaient à l’époque une crèche qui accueillait les bébés des filles-mères). La troisième option a été choisie.
Coup du destin, un couple interracial cherchait justement à adopter un enfant. Elle originaire de Drummondville, lui de Cap-Haïtien. Le match était parfait. C’est comme ça que je suis devenu un Laroche (oui, Laroche est aussi un nom de famille populaire en Haïti). J’ai eu la chance d’avoir des parents aimants, j’ai grandi dans un milieu privilégié et j’ai eu pour modèle un père fier de ses origines et heureux de prendre racine au Québec.
Je sais le début de mon histoire parce que j’ai retrouvé ma famille biologique. Nous avons une magnifique relation et cette démarche personnelle a permis de panser bien des blessures tant pour eux que pour moi. Je les remercie de m’avoir créé, d’avoir eu le courage de me confier à d’autres qui étaient en mesure de me prendre sous leurs ailes et enfin de m’avoir accueilli à nouveau dans leur vie.
L’éveil de la différence, 1975
La prise de conscience s’est faite vers l’âge de 4 ans. J’étais dans la cuisine de notre appartement du Chemin Sainte-Foy à Québec, ma mère préparait un repas et j’étais assis à la table. Je lui ai demandé « Maman, c’est quoi un nègre ? ».
Je me souviens encore aujourd’hui de son regard quand je lui ai posé cette question. Ses yeux bleus étaient remplis d’un mélange de colère, de tristesse, de détresse, de rage, de désarroi… Je ne l’avais encore jamais vue dans un tel état.
Je ne me souviens plus de sa réponse. Je ne me souviens que de son amour inconditionnel pour moi. C’était sans doute sa façon à elle de mener sa part du combat.
Le Hockey, 1977
Très tôt j’ai compris tous les codes de l’intégration, j’avais quand même une longueur d’avance sur ceux qui débarquaient directement de l’étranger. Un teint métissé (donc un peu pâle), un gros accent québécois et une maman de Drummondville étaient d’excellents atouts. Encore aujourd’hui, mon créole est très limité. Quand t’es un petit noir à Québec dans les années 70, la dernière chose que tu souhaites dans la vie c’est bien d’avoir un accent créole…
Pour aller plus loin, pour faire partie de la gang, il fallait jouer au hockey. Un jour, alors que j’avais peut-être 6 ans, avec ma mère, on est allés chez Sport Bazar au coin de Maguire et Chemin St-Louis. On a acheté le kit au complet, casque, jambière, longs bas, les culottes, les protège-coudes, le jack-strap, le chandail, le bâton, toute la patente. J’étais tellement heureux, j’allais jouer au hockey. Mes parents m’avaient inscrit au cours de hockey organisé par la ville. Je n’étais pas aussi agile que les autres de mon groupe. On ne savait pas que ça commençait à 3-4 ans cette affaire-là et j’avais du rattrapage à faire. Je savais déjà patiner, je n’étais pas vraiment bon mais j’aimais ça. Ça a chié après quelques cours. Je ne sais pas vraiment ce qui est arrivé, mais il y a eu un petit accrochage sur la glace entre moi et un autre enfant. On s’est rentrés dedans, on est tombés, puis c’est ça…
À la fin du cours, un père est venu m’engueuler en me hurlant le fameux mot que j’avais appris à la garderie. Ma mère est intervenue, mais ce fût pas mal la fin de mes cours de hockey.
Je suis retourné souvent jouer au hockey sur les patinoires extérieures du quartier, pour avoir du fun avec mes amis. Mais je ne peux pas vous dire le nombre de fois que j’ai entendu ce chef d’œuvre d’humour sportif : « Heille Olivier, Tu sais-tu pourquoi les noirs y jousent pas au hockey ? ….. Parce qu’à l’entrée de l’aréna c’est écrit patinoire. La pognes-tu ? Pas ti-noir !!!! Est bonne hein ? »
Par la suite, j’ai concentré mes efforts sportifs vers le soccer et le basket.
Le collège privé, 1983
12 ans, Collège St-Charles-Garnier à Québec, éducation avec les bourgeois de la haute-ville, dont je fais partie, mon père ayant atteint ce statut grâce à son poste de professeur à l’Université Laval. Secondaire 1. Je me souviens de la première fois que je me suis fait sacrer une volée accompagnée du fameux épithète lié à la couleur de ma peau. Je me souviens aussi de l’inaction de la direction. Pendant trois ans, dans ce collège réservé à l’élite de la belle ville de Québec, j’ai subi diverses formes d’intimidation physique et psychologique liées à mon origine. C’était parfois subtil, d’autres fois direct, parfois fait avec humour. Oui, ce fameux type d’humour qui fait que des fois, plutôt que de t’emporter (parce que tu en as marre de te battre), tu choisis de répondre soit par une autre taquinerie ou par un petit sourire gêné. Ce fameux humour qui est un piège. Si tu t’emportes on te dit que tu capotes, « voyons c’est juste des jokes ». Si tu dis-rien, tu deviens « l’ami noir », caution de toutes les bêtises qui seront envoyées à d’autres noirs. Combien de fois est-ce que j’ai entendu : « Capote pas Olivier, c’est juste des jokes, je ne suis pas raciste, j’ai un ami noir pis on fais des jokes avec lui et ça le dérange pas ». Petite note à tous ceux qui ont cet ami noir : votre ami noir a parfois le goût de vous bûcher dessus avec un batte de base-ball, mais il sourit pour éviter de se faire dire « ben voyons, tu capotes… ».
Au cours de ces trois premières années de secondaire, le harcèlement psychologique a eu un impact terrible sur mon comportement et mes résultats scolaires. Je me suis fait mettre à la porte du collège.
J’ai terminé mon secondaire au public, dans une école où les enseignants du programme de musique ont su me réchapper. Merci Michel, merci Alain.
Bar le Midnight, Grande-Allée, 1989
Je sors au Midnight depuis déjà quelques temps même si j’ai pas encore 18 ans (dans ma tête c’était un bar underground, mais avec le recul je peux le dire, c’était une garderie). J’aime l’endroit, super bonne musique, belle ambiance et ils laisaisent rentrer les kids qui n’ont pas l’âge. J’y suis un soir avec deux amis (blancs, on est à Québec). On prend une bière, relaxe. Il n’y a pas grand monde à part nous et deux skinheads. Il faut ici noter que je connais un des deux skinheads en question, c’est l’ami de l’ami de mon ex-blonde ou quelque chose comme ça, Québec est une petite ville et tout le monde se connaît. Le néo-nazi en question est un régulier du bar tout comme moi, je ne me sens pas menacé. Mes amis et moi décidons de quitter le Midnight, il ne se passe pas grand-chose et on veut aller voir si on peut rentrer au Dagobert (comme dans 1987 de Ricardo Troggi).
Les deux skinheads nous suivent. Sur le trottoir de la Grande-Allée, celui que je ne connais pas me dépasse d’un pas rapide et me barre le chemin, l’autre se poste un peu plus loin, entre son acolyte et mes deux amis.
Proposition de claque sur la gueule de la part du nazi que je ne connais pas, insultes racistes, menaces. Je choisis de fuir. Je cours sur Grande-Allée, poursuivi par les deux suprémacistes. J’ai pu les semer, je cours vite.
Quelques minutes plus tard, je réussis à rentrer au Dagobert (dans ta face Ricardo Troggi !). Plusieurs joueurs des Nordiques sont là, dont Tony McKegney, qui avait deux qualités qui pouvaient m’être utiles ce soir-là : noir et bagarreur. Je lui ai parlé de ce qui venait de m’arriver. Nous sommes retournés ensemble au Midnight. Ce fût une belle fin de soirée.
Il n’y a pas eu de bagarre, mais l’intimidation avait radicalement changé de côté…
Montréal, Bar la Bibliothèque, Rue St-Denis, 1991
J’ai 20 ans, j’habite Montréal depuis peu, je travaille comme serveur et barman sur la rue St-Denis. Le bar La Bibliothèque était le pub « chic » situé au-dessus du Salon des Cent, une boîte semi à la mode à l’époque. J’ai des shifts de jour, genre 13h à 21h, une clientèle d’habitués, des bonhommes qui flirtent avec l’alcoolisme et autres dépendances. Ils sont cools avec moi, pas de problème.
Une gang de 5 ou 6 crânes rasés rentre et s’assoit à une table. Doc Martens, bomber, écusson de svastika bien en vue. Je n’ai pas tellement le goût de les servir. Le gérant du bar est dans la place, un ancien culturiste recyclé dans le monde de la nuit (il était là de jour cette fois-là, mais bon…).
Je m’approche des nazis, ils commandent des pichets de bières. J’en spotte un et je me dis qu’il n’a pas 18 ans, je décide de carter tout le monde. Ils rouspètent un peu mais je reste inflexible. Ils partent. Je ne l’avais pas dit au gérant, mais j’étais quand même sécurisé de sa présence, je l’avais déjà vu sortir du monde avec des méthodes expéditives et douloureuses.
Quand mon boss a vu que j’avais viré une table de clients, j’ai eu droit à une belle engueulade de sa part. J’ai essayé de lui expliquer qu’il était hors de question que je serve des skinheads ouvertement racistes, mais il n’y avait rien à faire.
Merci pour ton support chef !
Sur les routes du Québec, 2013
J’animais à l’époque une émission de tourisme au Québec. Lors d’une des premières journées de tournage, le réalisateur me garoche trois remarques franchement racistes en moins de douze heures. Une première était une anecdote au sujet d’une « négresse » (c’est textuel) qui l’avait fait chier lors d’une escale à l’aéroport de Détroit. Son crime, elle avait refusé qu’il monte à bord de l’avion alors qu’il était en retard à la porte d’embarquement. Une seconde qui remettait en question mes compétences pour animer un show sur le Québec (je suis noir…). Et une troisième au sujet de ses rapports avec les filles en Haïti qu’il faut bien laver avant de… vous comprenez.
Cette fois, je me suis levé contre lui et je l’ai solidement remis à sa place. J’ai refusé d’être l’ami noir qui allait sourire bêtement en lui donnant l’illusion que je cautionnais ses dires. Ça a placé le ton de nos rapports pour toute la saison de tournage.
Montréal, 2020
Il est difficile de trouver une personne au teint foncé plus intégrée que moi dans la société Québécoise. Je suis ici chez-moi, j’aime le Québec de tout mon coeur et de façon générale, le Québec me le rend bien.
Je vous fais part ici de quelques histoires qui me sont arrivées et je pourrais vous raconter des centaines d’autres petites agressions subies au fil des ans.
Un boss ou un collègue de travail qui me fait sentir comme étant moins compétent (on le sait bien les noirs sont lents…).
Une spectatrice dans un bar de St-Hyacinthe qui se plante devant moi en me disant, enweye Bob Marley (je suis bassiste dans un band de blues…).
Le commentaire élogieux : « wow tu t’exprimes bien en français pour un noir » (mon père enseignait la littérature française…).
L’autre version du commentaire élogieux : « t’sais les noirs là… mais toi c’est pas pareil, t’es comme nous autres » (ok, donc tu parles de mon père, de mes tantes, de mes cousins…)
Commentaire élogieux version 3 : « Vous êtes beau pour un haïtien » (oui je sais, le reste de ma famille est laitte.)
Je suis très conscient que ce que j’ai subi est minime. J’ai subi du profilage racial de la part de la police une seule fois, en France. je ne saurai jamais vraiment quels emplois, quels appartements, quelles opportunités je n’ai pas eus en raison de la couleur de ma peau. Je n’ose même pas imaginer le sort réservé à ceux qui n’ont pas comme moi la chance d’être aussi bien intégrés à la société québécoise. Tout ce que je sais, c’est que je suis fatigué. Très fatigué.
Je n’en parle pas souvent mais ce soir, j’avais envie de dire certaines choses. Et la chose la plus importante que j’ai à dire est la suivante. Écoutez-nous. C’est sans doute difficile à faire, j’en conviens. C’est pas évident de croire qu’on a une si grande ouverture et se faire donner un image moins flatteuse de soi-même. On comprend ça. Mais pour le bien de notre société, pour le bien de notre cohésion sociale et pour le bien de tous, écoutez-nous. Ça fera pas mal.
Un beau partage du fils de Maxi!