Jeff Bezos est le directeur général d’Amazon. Il est aussi l’homme le plus riche du monde. L’autrice de cette lettre ouverte lui pose une question simple : « à quoi cela sert-il d’être riche ? » quand le monde façonné par les milliardaires du capitalisme numérique devient, au sens propre, invivable.
Annie Chapelier est députée (Écologie Démocratie Solidarité) du Gard. Elle est l’une des députées présentant jeudi 1er octobre une proposition de loi instaurant un moratoire sur l’implantation de nouveaux entrepôts logistiques destinés aux opérateurs du commerce en ligne et portant mesures d’urgence pour protéger le commerce de proximité d’une concurrence déloyale.
Jeff Bezos, je souhaiterais vous poser une question.
En 2026, Jeff Bezos vous devriez être le premier « trillionaire » de l’histoire de l’humanité.
Pendant le confinement, vous êtes celui qui s’est le plus enrichi, devenant l’homme le plus riche du monde. Et cet enrichissement ne voit pas de fin, telle une machine qui se serait emballée et qu’on ne peut plus arrêter.
Votre richesse, vous la devez à un concept, celui du commerce électronique. Vous lui avez donné un très beau nom, Amazon. Le nom de femmes qui contestaient l’autorité masculine, de femmes qui rejoignaient le camp des futurs vaincus car elles défendaient des valeurs et non des intérêts, des femmes qui préféraient la mort à la soumission. Bref, de beaux brins d’humanité en ce qu’elle a de plus grand et de plus noble.
Alors, la seule question que j’aimerais pouvoir vous poser est : pourquoi ?? à quoi ça sert d’être riche ?
Quand la beauté du ciel disparaît, quand le train de satellites d’Elon Musk occulte les étoiles, que ce ciel que déjà si peu peuvent encore contempler tant la pollution lumineuse a envahi notre monde ne brille plus ; même l’espace n’est plus préservé de l’argent, celui d’Elon Musk qui utilise ce bien commun à l’humanité, le ciel, comme s’il était le sien.
À quoi ça sert d’être riche ? quand nous ne sommes plus qu’humains vissés à un écran pour tweeter le moment présent, facebooker nos souvenirs, quand chaque instant n’est plus qu’une image, quand chaque échange n’est que partage de données et chaque signe d’amitié est transformé en « like », quand Mark Zuckerberg réécrit le sens du mot ami, Mark Zuckerberg qui renouvelle la pensée humaine en philosophie de l’apparence et du virtuel.
À quoi ça sert d’être chaque jour plus riche ?
Quand le monde se couvre de cubes-plateformes qui nous permettront d’avoir encore plus vite des objets dont nous nous sommes passés depuis toujours jusqu’à ce qu’on nous intime le besoin de les posséder, quand nos désirs n’ont plus le temps d’exister car sur l’instant concrétisés, quand vous, Jeff Bezos nous faites croire que nous pouvons tout avoir.
Mais c’est vous, Jeff Bezos qui avez tout, non seulement vous êtes tellement riche que cela ne veut plus rien dire, mais c’est vous qui avez le pouvoir, celui d’écrire notre avenir, vous qui nous dépossédez de notre existence, d’un avenir que nous ne pouvons plus choisir. Votre armée grossit d’heure en heure, chaque consommateur est un de vos nouveaux soldats, un tombé, aussitôt dix autres, cent autres prennent la relève, redressant votre drapeau, consommant toujours plus, et chacun est prêt à mourir, indifférent à sa propre mort car il veut son kif, sa jouissance ultime de consommateur, consumériste de l’inutile, de la vanité, du vide, du rien.
À quoi ça sert d’être encore plus riche ? quand chaque jour, on grignote un peu plus sur ce monde si fragile et si petit, pour le transformer en biens de consommation, en envie, en frustrations, en besoins inassouvis, en besoins inassouvissables, en chimères ?
Mais que faites-vous, les riches, les encore plus riches, les toujours plus riches ?
Vous créez des fondations pour protéger ce monde fragile que chaque jour vous détruisez un peu plus, pour aider les plus précaires que chaque jour vous rendez plus dépendants de vous. Vous ne cherchez pas à vous donner bonne conscience, non, juste à aveugler les plus crédules de votre bonne volonté, et les crédules sont si nombreux…
Vous pouvez tout avoir, tout ce qui s’achète, les biens mais aussi les personnes sans compter les esprits et les opinions publiques. On dit que tout a un prix et pour vous, le prix n’a plus d’importance.
Tels l’univers et la bêtise humaine, votre soif d’argent est-elle sans limite ?
Vous parlez d’égal à égal avec les chefs d’État des grandes puissances, les représentants élus des démocraties, avec pour seule légitimité la richesse.
Vous vivez dans un endroit magnifique, préservé, protégé, éloigné des foules, dans un environnement verdoyant, sans pesticide, sain, souvent au milieu de la nature, ordre et beauté, luxe, calme et volupté, loin du déchet, qu’il soit humain ou objet, avec de vastes piscines, aux eaux limpides et pures, sans contamination d’aucune sorte, avec d’immenses yachts pour visiter les beautés du monde et des jets privés pour aller partout, partout où les autres ne vont pas, pour souiller seul le peu de monde restant encore vierge d’humains.
Mais ce monde vierge n’existe plus, de fait.
Les banquises fondent, les océans sont si pollués que de nouveaux continents faits de plastiques, à la dérive, bouleversent la géographie, les espèces disparaissent, la beauté des villes n’est plus qu’un vague souvenir de carte postale, les forêts agonisent, les campagnes se couvrent de zones d’activités synonymes, pour les esprits étroits, d’emplois. Les beautés du monde sont abîmées les unes après les autres, les monuments du passé côtoient des échangeurs d’autoroutes pour mieux nous faire consommer, nos paysages se transforment en un seul et unique panorama, celui d’une surface commerciale, le monde entier s’unifie, s’uniformise, devient semblable. Et même vous ne savez plus où aller, dans un lieu que les autres n’ont pas souillé de leur présence, où les autres, le peuple, n’est surtout pas…
Mais qu’importe ! puisque vous devenez encore toujours plus riches.
Alors Jeff Bezos, et vous tous, messieurs, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous voulez être toujours plus riches ? jusqu’où ? envisagez-vous une fin ? Tels l’univers et la bêtise humaine, votre soif d’argent est-elle sans limite ?
Ou bien, tel Frankenstein, êtes-vous les nouveaux Prométhée qui, voulant se libérer du destin et des dieux, avez mis au monde des créatures qui désormais échappent à votre contrôle en entraînant dans votre égarement l’humanité tout entière ?
Aurai-je une réponse ?
Optarim verius, quam sperarim…
Annie Chapelier, députée du Gard