Home Ayiti Chéri Sophie Doucet<li>Je suis à Port-au-Prince comme si j’y étais depuis toujours

Sophie Doucet
  • Je suis à Port-au-Prince comme si j’y étais depuis toujours
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    Je me suis fait une nouvelle vie.

    (Propos recueillis par Sophie Doucet)

    Port-au-Prince. Autour de moi vont les hommes, les femmes et les enfants au milieu des chèvres, des chiens et des coqs, dans le vacarme des génératrices. La clameur de la ville m’est maintenant familière, voire réconfortante. Tout cela fait partie de ma vie, de mes repères. Je suis chez moi. « Lakay mwen. » Je suis débarquée en Haïti il y a trois ans. Première image : des ordures ménagères partout, un trafic fou, aucune règle de circulation, une foule dense, des petites marchandes qui installent leurs étals n’importe où. Un bordel hallucinant, une chaleur écrasante, des odeurs… déstabilisantes. Allez comprendre, moi qui aime l’ordre, l’organisation, le beau, j’ai eu un coup de foudre immédiat !

    À l’aube de la cinquantaine, j’ai été prise par le désir de changer de vie. Je travaillais à Montréal en cinéma. Je menais une existence à cent milles à l’heure, sans sécurité d’emploi. Une vie exigeante, mais jamais ennuyeuse, qui m’a permis de faire des rencontres extrêmement riches. J’avais de bons revenus, j’appréciais les vêtements, les souliers, les soupers bien arrosés entre amis…

    Mais soudainement, tout ce monde qui était le mien, que j’avais aimé avec passion, m’est apparu vide de sens. Sur les plateaux, le climat avait changé. On ne parlait plus que de fric, du matin au soir. Il me semblait que mon travail s’éloignait peu à peu de mes valeurs et de mes principes. Je m’intéressais de plus en plus à l’environnement, au développement international. J’avais envie d’agrandir mon territoire et de participer au monde.

    J’ai commencé à faire des recherches sur les organismes de coopération en Haïti. Pourquoi Haïti ? Je ne sais pas. Ce coin du monde semble avoir toujours habité mon esprit. Quand je m’analyse, je me dis que c’est peut-être à cause de mes premiers professeurs de philo, au cégep, des Haïtiens. Ils m’ont vraiment ouvert les portes de la connaissance. Je n’avais jamais mis les pieds dans ce pays, mais je l’aimais déjà.

    J’ai postulé à une organisation de coopération québécoise qui œuvre en Haïti et obtenu un poste d’agente de développement en lien avec des groupes locaux. Quand j’ai mis ma maison, mon auto et mes meubles en vente, mes proches se sont quelque peu affolés… C’est « confrontant » pour l’entourage de voir quelqu’un changer de façon si radicale. Cela met les gens face à eux-mêmes, les oblige à réfléchir à leurs désirs profonds. Moi, je n’ai eu aucune hésitation. Il fallait que je plonge. Ma vie devait suivre son cours !

    Adolescente, je rêvais de devenir missionnaire. (C’était bien avant mes études en communication et mes premiers emplois dans le milieu du cinéma.) Quand je suis arrivée en Haïti, j’ai renoué avec cette part oubliée de moi-même. Dans mon travail ici, sur le terrain, je suis en contact avec des personnes de tous les milieux : groupes de femmes, syndicats, organisations pour la jeunesse, pour la justice. C’est un honneur d’œuvrer avec des hommes et des femmes qui se battent pour leur pays. Chaque jour est une leçon de courage et de détermination.

    Je me suis fait une vie ici. J’ai des amis, je vais au resto, dans des fêtes, à des concerts. L’art est partout en Haïti : musique, peinture, artisanat… Comme autrefois à Montréal, je fréquente les créatrices de mode et leurs griffes dégriffées. La bouffe créole est une véritable célébration. Et il y a cette sensualité qui déborde. Toutes ces femmes qui brillent dans leur sexualité assumée, dans leur corps habité. Les hommes qui vous abordent, vous séduisent, vous abandonnent aussi… Ici, on danse encore collés. Nous avons perdu ces plaisirs dans notre vie blanche aseptisée.

    Bien sûr, il y a également les frustrations, l’incompréhension et la révolte devant l’injustice, la misère et les écarts extrêmes entre les classes sociales. Il y a ce sentiment d’impuissance par rapport à l’ampleur des problèmes à résoudre. Car, pour moi, une chose est certaine : peu importe l’endroit où on vit, on a tous les mêmes besoins et les mêmes droits, c’est-à-dire se nourrir, avoir un toit, un travail, l’accès à l’éducation, à la santé et être en sécurité. Ce n’est pas négociable !

    Ma famille et mes amis, qui n’ont d’abord pas compris, m’ont par la suite totalement épaulée et soutenue dans mon changement d’existence. Ils sont toujours là, par leurs courriels et leurs pensées. C’est aussi grâce à eux si j’ai pu si bien m’adapter : je savais que malgré la distance leur main était tendue et leur cœur ouvert.

    Je suis à Port-au-Prince comme si j’y étais depuis toujours. « Se lakay mwen ! » Cette ville criante de vie, magnifique et déglinguée m’a accueillie, adoptée et transformée. Ce pays m’a ouvert des portes, a fait tomber mes œillères, élargi mes possibilités et m’a réconciliée avec moi-même. Je fais partie d’Haïti et Haïti fait partie de moi, maintenant.

    Où serai-je demain ? Je l’ignore. J’ai pris une route qui me fait rêver ; elle me conduira sans doute ailleurs. Demain, je serai là où je devrai être, sans filet de sécurité, sans compromis. Intensément vivante.

    Fin!

    Sophie Doucet

    Publié dans Châtelaine de septembre 2009 | © Les Éditions Rogers ltée

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    From: 15 July, 2009 To: 13 October, 2009.